Jeux de mains… (texte)

 

La première radiographie montrait la main de Mme Röntgen. C’est étrange quand on y pense : la main prend, touche, caresse, exprime ; la radiographie au contraire est un écran qui garde l’être à distance de lui-même pour que le médecin le prenne en charge en tant que patient. D’ailleurs, la radio ne montre dans les faits qu’une image très partielle de vous-même. Elle réalise le miracle de la transparence en dévoilant votre anatomie, mais elle masque votre personne dans sa complexité. Pour autant, la radiographie ne se résume ni au point de vue du radiologue, ni à celui du patient, car la radiologie est avant tout comme un miroir noir : c’est un instrument d’observation qui produit du dissemblable et qui permet d’explorer les limites de la vision et de notre regard.
Pour porter un regard différent sur ce medium, j’ai donc confronté la radiographie à tout ce qui l’excède, à son histoire et à celle des autres arts qui ont permis son invention (photo, cinéma, arts de la scène…), à la mort et pourquoi pas à l’humour. J’ai mélangé pour cela des technologies récentes et quelques vieux tours de passe-passe, avec la complicité de plusieurs artistes de la main. Il n’est donc pas simplement ici question de radiographie ou de photos numériques, mais de peinture, de sculpture, de cuisine, de magie… J’ai ainsi fait apparaître ce qui fait véritablement l’opacité d’un être, autrement dit ce que les rayons X ne peuvent habituellement pas enregistrer : l’ombre, le reflet, la peau ou l’empreinte… quitte même à révéler quelques secrets de polichinelle !
En fin de compte, chacune de ces radiographies m’a permis d’investir ce médium de préoccupations sculpturales ou poétiques, mais aussi de porter un regard décalé sur la transparence, sur le pouvoir presque sacré de la technologie, sur nos croyances quant à la photographie, à la médecine ou à la science. Car l’imagerie scientifique véhicule les espoirs, les fantasmes ou les frustrations de notre société parce qu’elle reflète les dernières innovations technologiques tout en nous renvoyant à notre fragilité ou à nos propres limites. Même à l’ère numérique, elle reste le théâtre des croyances d’une époque : une époque qui ne cesse de nous répéter que seules les technosciences pourraient augmenter notre réalité, alors que la réalité est toujours augmentée, ne serait-ce que par le désir de chacun.
Il m’a semblé au contraire urgent d’habiter de nouveau cette imagerie, de lui redonner une profondeur culturelle et symbolique pour prendre un peu de recul avec ces technologies . Car si l’imagerie techno-scientifique permet aux sciences et à la médecine de faire encore bien des progrès, elle véhicule aussi des modèles idéologiques qui n’ont plus rien de scientifique, d’autant qu’ils flattent de plus en plus les ego et le conformisme ambiant.

Autres textes :
Philippe Bassnagel : le point de vue du radiologue
François Dagognet : pour nous l’artiste… (médecin, philosophe)
Christian Gattinoni : du don retrouvé des mains (critique, historien)
David le Breton : la radiographie comme exorcisme (anthropologue)
Michel Le Du : la transparence auscultée (philosophe)
Philippe Liverneaux : le point de vue du chirurgien
Jean-François Robic et Marc Ferrante : dialogue
Fiche technique de l’exposition
 

L’usage de la radiographie sur le corps humain à des fins non médicales est interdit, article L1333-11 du code de santé publique, mention ASN